Penser l’humain à l’heure de l’intelligence artificielle

Journée professionnelle de la biennale Art Science Expérimenta 2018

Cette journée dense et bien organisée entre visite des expérimentations, temps d’échanges et table rondes fructueuses. 2018 aura été un très bon cru et une porte grande ouverte, bien fléchée pour la prochaine en 2020.

Les questions clés qui en surgissent :

  • C’est quoi l’IA, Intelligence artificielle ?
  • C’est quoi l’Intelligence ?
  • C’est quoi l’humain ?
  • Qui est concerné par l’IA et pour quelles fonctions ?
  • Quels sont les risques, les enjeux, les limites et les retours sur investissement dans le développement
  • Qui sont les absents et les thématiques absentes lors de la table ronde ?
  • Comment répondre à ces questions dans le temps court des dix années à venir, dans le temps long des 20 à 30 années suivantes ? Et encore plus tard, quels regards porteront-ils sur ces temps long

A – Dans le temps court des dix années à venir 2020-2030

C’est quoi l’IA, Intelligence artificielle ?

C’est une machine disposant d’une capacité de traitement de l’information (collecte, analyse, décision, communication et activation de commande sur des robots ou automates). Certaines des machines sont animées par des algorithmes produits par des humains MAH (déterminés et maîtrisés par des humains). Ce sont de simples prothèses programmées, non intelligentes. D’autres machines sont capables d’adaptation, d’auto apprentissage (réseaux de neurones artificiels) et d’élaborations d’algorithme ou de stratégies non définis, non maîtrisées, voire non compréhensibles par les humains qui les ont conçues. Ce sont des MIH : Machines Intelligentes Hybrides (humain et non humain). Elles n’ont pas l’autonomie de se concevoir entièrement et ne traitent qu’un segment des flux d’information existants. Elles sont spécialisées à des activités finies mais capables de polyvalence et de poly compétences. Ce sont des prothèses intelligentes.

C’est quoi l’Intelligence ?

C’est une capacité de communication intra et inter espèce associée à une capacité d’adaptation pour survivre individuellement et collectivement dans un environnement donné (capacité d’homéostasie). Toutes les espèces vivantes disposent de capacités d’intelligence plus ou moins développées. On peut distinguer 5 règnes du vivant capable de se transformer ou de se reproduire : la matière, le végétal, l’animal, l’humain (capable de se transformer, de se reproduire et d’utiliser des prothèses sophistiquées) et en dernier le règne des idées (capables de s’hybrider, de se transformer, d’émerger et de s’auto organiser en systèmes ou idéologies).

La plus part des espèces végétales (ex : orchidées) vivent en symbiose avec des insectes pour se reproduire. Certains animaux usent d’outils (prothèses simplistes) et de protoculture pour assurer leur homéostasie. Le petit du chamois ne naît pas chamois, il le devient par son éducation. L’éléphant possède le culte du souvenir du défunt. Les idées produites par la capacité d’homéostasie des humains (les cultures), vivent en symbiose avec les humains qui les supportent, les tracent et les matérialisent.

Une faible partie des humains délocalisent grandement certaines facultés d’intelligences dans des MAH ou MIH afin d’accroitre leurs capacité d’homéostasie et de confort de vie (minimum d’effort et d’énergie humaine consommée). Chaque capacité d’intelligence humaine survit et se développe uniquement si elle s’utilise. La délocalisation de l’intelligence humaine dans des prothèses peut accroître ou augmenter certains segments d’intelligence (humain + prothèse) au prix de la régression de la même capacité spécifiquement humaine. On peut dire que l’utilisation de machines MAH ou MIH transforment l’intelligence humaine (régression interne, délocalisation, augmentation globale segmentaire, libération d’espace et d’énergie pour d’autres formes d’intelligences ou d’activités). Cependant, à la différence d’un circuit ou fonction neuronale qui peut être colonisé par un autre circuit proche (ex : perte d’un membre) l’intelligence humaine (non celle inné ou génétique) est déterminé ou construite par une intention, une volonté ou un désir. Son déploiement demande un effort, cela n’est pas « naturel » et ne va pas de soi, il me semble.

C’est quoi l’humain ?

Les êtres humains ont la capacité de développer collectivement (civilisations, ethnies, nations sous groupes etc.) des cultures assurant leurs survies collectives et individuelles par la dynamique culturelle éducative et relationnelle. Chaque être humain dispose et développe des capacités cérébrales hautes, diverses (système pluriel) et interactives dans un fonctionnement holistique très inégalement distribuées dans la population:

  • Capacités d’intelligences cognitives, connexionnistes et énactives multiples (cf H Garner – F Varela)
  • Capacités de perception externe et internes (dont les émotions)
  • Capacités d’attentions (projection, vigilance, immersion, fidélisation)
  • Capacités de produire des états de conscientisation différés (Cf Libet) et partageables en modalités plutôt séquentielles et lentes (pensées raisonnées, paroles et échanges verbaux)
  • Capacité de validation de systèmes de valeurs d’humanisation (qualités relationnelles affectives altruistes etc.) ou de déshumanisation (exploitation, racisme discrimination, exclusion, etc.)
  • Capacités de mémorisation courte et longue (passé, présent, futur désiré ou fuit)
  • Capacités d’apprentissages par résolution de problèmes, par créativité, par mimétismes et conditionnement (facultés mentales et imaginatives élevées) et d’adaptations neuronales (recyclage neuronal et plasticité synaptique du support cérébral biologique – cf S Masson et S Dehaene).

Le regard que l’on porte sur l’intelligence dépend de l’étape que l’on observe dans la chaîne de traitement de l’information des fonctions cérébrales pour prendre d’une décision. Par exemple pour un mathématicien, l’intelligence est une seule faculté : celle de pouvoir condenser la réalité observée dans sa complexité, en un minimum de lignes de code, de fonction ou d’expression. Dans ce sens, la capacité de programmer en langage orienté objet est beaucoup plus intelligente que celle de la programmation structurée qui l’a précédée.

Actuellement, seules certaines capacités d’intelligences humaines ont la possibilité d’être délocalisées dans des MIH et MAH.

Qui est concerné par l’IA et pour quelles fonctions ?

Ce sont les inventeurs concepteurs d’IA, les usagers, les exclus, les artistes, les politiques et tous les acteurs sociaux. Je ne traiterai pour la question suivante que des trois premiers postes et ici uniquement de ma propre expérience d’usager.

Pour moi la réalisation de prothèses MAH et MIH a débuté dans les années 73 (calculette HP, calculs statistiques) puis dans les années 80, la programmation en basic et l’automatisation de PERT dans la gestion de projet, la planification capacitaire des ateliers de production sur tableurs en langage orienté objet pour la partie « intelligence  personnelle augmentée » en terme de moyens et de résultats. Par contre la délocalisation sur DAO puis CAO (dessin et conception assistée par ordinateur) a été une véritable perte et régression professionnelle qui m’a conduit à changer de métier pour développer d’autres compétences d’intelligences plus valorisantes, non automatisables à l’époque. Sur un autre plan, dans la pratique de l’alpinisme, j’ai toujours refusé d’utiliser le GPS, qui supprime la capacité intellectuelle et intuitive de trouver son chemin de pouvoir s’égarer et par des stratégies adéquates à retrouver son chemin. S’orienter était pour moi le sel de la pratique alpine y compris dans le brouillard.

Un excellent questionnement par rapport à notre rapport au corps dans l’article lié

Quels sont les risques, les enjeux, les limites et les retours sur investissement dans le développement de l’IA ?

Les inventeurs concepteurs d’IA :

L’invention du langage orienté objet a permis aux programmeurs de réduire de façon massive les lignes de codage des algorithmes. Aujourd’hui l’évolution de l’usage des mathématiques (passage du raisonnement logique de démonstration au calcul de validité de théorèmes, puis au calcul probabiliste et corrélation et enfin le traitement des big datas) induit à concevoir des MIH et MAH plus simples traitant des volumes de données de plus en plus grands. Les limites matérielles et financières induiront de développer d’autres formes d’algorithmes ou méta algorithmes à inventer plus sobres en énergie. L’enjeu est de rendre chaque machine moins coûteuse en investissement comme en utilisation pour la rendre plus facilement accessible par le plus grand nombre d’usagers (usagers privilégié WEIRD : occidentaux, éduqués, industrialisés riches et démocrates).

 Les usagers WEIRD

Chaque usager délocalisant une partie de son intelligence, la voit disparaître de ses capacités humaines. Par quelles formes d’intelligences et de compétences à développer va-t-il pouvoir se doter de nouvelles capacité de valorisation sociale et marchandes lui donnant une capacité de vie humaine digne, altruiste et résiliente ?

Les réseaux de MIH à capacité d’apprentissage ont des performances liées aux rencontres fructueuses entre les règnes des humains privilégiés (WEIRD) et le règne de la noosphère tracé et matérialisée exploitable (l’ensemble des idées). L’un des facteurs de risque majeur (menaces et opportunités est le développement non humain (déconnecté des systèmes de valeur et de finalités). L’auto développement et l’auto-organisation symbiotique [MIH – NOOSPHERE] sera de moins en moins accessible à des humains usagers insuffisamment augmentés : exclusion des systèmes de prise de décision politiques exit du processus démocratique. Une poignée d’humains surdoués hybridés à des MIH seront capable de prendre les décisions stratégiques pour l’ensemble des « habitants-non-citoyens ».

 Les exclus

Ce seront les humains non augmentables et non valorisables qui seront asservis et assistés par un revenu universel de compensation les maintenant majoritairement dans une vie suffisamment acceptable pour ne pas se révolter.

Les exclus non maîtrisables ou n’appartenant pas à la société privilégié WEIRD n’auront guère d’autres choix que la violence illégitime de s’approprier les biens communs convoités

Qui sont les absents et les thématiques absentes lors de la table ronde ?

L’ensemble des expertises en sciences, politiques arts, philosophie-spiritualité-religion doivent être représentés dans l’équité des temps de parole pour penser l’humain à l’heure de l’IA, en particulier les sciences sociales et tout ce qui touche au fonctionnement cérébral (non réduit aux seules neurosciences !)

L’ensemble des cultures, doit pouvoir aussi être représenté de manière équitable

Un travail méthodologique d’élaboration de cartes du « monde paysage » suffisamment focalisées pour être pertinentes devrait être expérimenté, impliquant beaucoup plus de jeunes (Cf Katherine Hayles)

 B – Dans le temps long des 20 à 30 années suivantes 2030- 2060

Dans le temps long, nous sommes prisonniers de nos fantasmes, fascinations et peurs pour pouvoir visualiser un futur désirable

Ce que pourrait être l’IA, Intelligence artificielle, demain?

 On peut désigner l’androïde comme machine intelligente capable de se transformer, de se reproduire sur le plan software, firmware ou hardware et de fonctionner en petites communautés autonomes auto-suffisantes et auto alimentée en énergie par le rayonnement solaire, insensibles ou adaptées aux pollutions climatiques.

Cet imaginaire prend en compte une évolution du vivant dont l’espèce suprême serait l’androïde. Cependant, « l’intelligence artificielle » de cet androïde serait produite, limitée et augmenté, c’est-à-dire conformée par le processus interactif : « Humains experts » – MIH – Banques des savoirs mémorisés (ou noosphère). C’est déjà le cas pour les MIH de l’époque précédente.

Cet imaginaire pourrait être mis en défaut par le développement d’une autre espèce du vivant d’une autre nature. La noosphère ou ensemble des systèmes d’idées est capable de se transformer, de se reproduire comme tout système vivant dont les algorithmes non matériels restent des vecteurs de transformation inimaginables par les acteurs humains actuels. Les humains résiduels comme les androïdes émergents deviendraient les esclaves au service des sous-systèmes idéologiques constitutifs de la noosphère. La noosphère est elle un système vivant autonome et en auto organisation ?

La relation n’est pas simple en effet. Nos cerveaux d’humains produisent des systèmes d’idées qui constituent la noosphère globale partagée ou partageable. Mais de façon réciproque les systèmes d’idées, logiques, raisonnement, idéologies, croyances et conviction colonisent chacun de nos cerveaux, habités par une noosphère locale qui ne se limite pas à la sphère des états conscients.

Qui deviendra le maître ? Mais qui est déjà le maître aujourd’hui ? Mais pour moi c’est sans doute une mauvaise question qui relève de la recherche d’un bouc émissaire. Chaque communauté de vie quelle que soit l’échelle est coresponsable de la mise en œuvre des idéologies qui l’ont colonisée.

 Ce pourrait être l’intelligence demain?

Ce serait peut être la capacité d’acquérir de nouveaux algorithmes de cognition, de connexion, d’affection et d’émotions développés par la noosphère et supportés par une plasticité neuronale synaptique et un recyclage neuronal méta, libérant l’humain ainsi augmenté du laborieux passage par des états de consciences lents et séquentiels peu pertinents et surtout très peu agile. La « conscience » objet de fantasme occidental associé à celui de « sujet égo centré » aura fait son temps. D’autres modalités attentionnelles permettront sans doute de faire fructifier les processus cérébraux de manière holistique intégrant sans failles nos références de valeurs humaines (fonctionnements non conscient holistiques). Il va de soit que la durée d’étude et d’apprentissage réservée aux supers héros WEIRD sera considérable et continue par rapport aux durées d’activités économiques. Cela se rapprocherait peut être de la vie d’étude et d’entrainement des astronautes pour pouvoir effectuer trois petits sorties dans l’espace.

Ce pourrait être l’humain demain si ceux d’aujourd’hui ne prennent pas les choses politiques en main :

On pourrait imaginer trois sortes d’humains : les WEIRD, les EXCLUS et les SWEIRD :

  • les WEIRD : les habitants des pays Occidentaux et assimilés, Eduqué, post Industrialisés, Riches (fort PIB global du pays) et Démocratiques (Média-cratiques plus exactement). Ce sont les habitants exclus ou assistés ne profitants pas des richesses mais suffisamment aidés pour ne pas se révolter, en perte de représentativité par déprime et fortes mortalités (faible budget d’assistance médicale).
  • les EXCLUS : ce sont les habitants des pays à faible PIB, collecteurs des déchets, des industries polluantes  et globalement à faible niveau d’éducation et d’espérance de vie (en très forte régressions continues et épidémiques).
  • les SWEIRD : Ce sont les super humains ou humains augmentés (fonctionnement des processus cérébraux intégrant de nouveaux algorithmes), très éduqué, non industrialisés mais capables de vivre en bonne intelligence avec les androïdes, très riches et post démocratiques. Le confort de vie, la qualité de la fin de vie et les processus de démocratie élitiste de type athénien réservé à une minorité, les conduisent à vivre dans une atmosphère d’activités variées, nobles, ludiques dépourvues de besoins de vacances réservées aux travailleurs besogneux des classes sociales inférieures. Ce sont les nouveaux nobles.

Quelques mutants assureraient des passerelles entre les diverses classes sociales comme dans l’antiquité des esclaves affranchis pouvaient le faire afin de mieux informer et stabiliser le système global.

C – Observé dans le temps très long des 40 années suivantes 2060- 2100

Cette réflexion est sans doute un peu délicate et approximative de ma part ! Si les cultures et les mythes et faits religieux inclus dedans ont étés les fers de lance de l’homéostasie de l’espèce humaine on peut considérer chaque culture comme un système idéologique vivant de la noosphère (naissance, développement, hybridation et obsolescence puis disparition). Quand on observe le système idéologique chrétien émergent du système idéologique juif, il a fallut un siècle entre les paroles prononcées par le Jésus de Nazareth et la naissance du christianisme dans ses trois registres qui sont l’organisation sociale (église), l’interdépendance avec les organisations politiques et enfin la pratique spirituelle singulière de chacun de ses membres. Ce système a complété les découvertes pré scientifique puis a enfanté les sciences modernes au sein même de sa communauté. Et cela dure depuis un tout petit peu plus de deux millénaires.

On peut imaginer que le transhumanisme et autres systèmes idéologiques scientistes aura vraisemblablement un cycle de vie beaucoup plus bref du fait de sa grande difficulté à se déployer dans les différentes populations, sur le plan économique comme intellectuel. D’autres systèmes idéologiques plus adéquats le remplaceront rapidement. Pour qu’un système économique fonctionne il est essentiel que les flux monétaires circulent. Hors du fait de la croissance exponentielle du nombre d’exclu, c’est exactement le contraire qui risque fort se passer pour la société WEIRD. Ce système auto excluant est totalitaire (au sens de Hannah Arendt) et donc auto destructif.

On pourrait considérer cette conclusion comme profondément pessimiste pour les WEIRD dont je fais parti, ou très optimistes pour les autres. Ce n’est pas le cas. J’incline pour une vision tragique de l’existence de toutes les sociétés humaines comme des individus car tous disparaissent  et beaucoup passent leur existence à souffrir. Cependant nous pouvons apprendre à vivre chaque jour en conscience de la fragilité et de la beauté de la vie (même en toute petite parcelle comme un rayon de soleil, réchauffant le visage par grand froid), en toutes circonstances et ainsi apprendre à ne plus redouter la fin de chaque existence.

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